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Lara JoVentre
11 juillet 2012

A Bordeaux, la préfecture ignore la justice, tant pis pour les migrants

Marie Kostrz | Journaliste Rue89

Lorsque, le 2 juillet, le tribunal administratif de Bordeaux annule l’arrêté d’expulsion pris par la préfecture de Gironde concernant un Tunisien placé en centre de rétention quelques jours plus tôt, il est trop tard. Ce dernier a déjà été expulsé vers l’Italie.

La préfecture n’a pas perdu de temps. Soupçonné de vol le 27 juin, l’homme est placé en garde à vue le 28, puis au centre de rétention administrative (CRA) de Bordeaux le jour suivant. Il est renvoyé à la frontière le 30 juin.

La nouvelle a soulevé un tollé parmi les hommes et femmes de loi bordelais. Hélène Thouy, avocate de l’expulsé, qualifie d’« inadmissible » le fait que son client ait été renvoyé en Italie sans qu’aucun juge n’ait pu examiner son dossier et alors que le tribunal administratif avait pourtant été saisi.

Elle explique que la décision de la préfecture est contraire à l’article 5-4 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). Celui-ci précise que toute personne détenue a le droit de faire un recours devant un tribunal pour qu’il « statue à bref délai sur la légalité de la détention et ordonne sa libération si la détention est illégale ».
La jurisprudence française bafouée

Pour elle, la situation prouve « une méconnaissance de la justice » de la part de la préfecture, qui ordonne les expulsions :

« Le juge est garant des libertés, il doit veiller au respect des droits, et là, ces droits sont violés. »

En plus de contrevenir au droit européen, la préfecture bordelaise ne fait aucun cas de la jurisprudence française, selon laquelle l’expulsion est aussi illégale.

Le 20 mars 2012, la cour administrative d’appel de Bordeaux, en se fondant sur plusieurs arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), a en effet rendu une décision qui condamne ce type d’expulsion.

Selon les conclusions du rapporteur public, elle ne peut avoir lieu tant que le tribunal administratif n’a pas examiné le recours que le migrant lui a adressé pour contester son placement en rétention et confirmé l’arrêté d’expulsion formulé par la préfecture.
Permettre le recours « tant en droit qu’en fait »

En effet, précise le rapporteur public Marie-Pierre Dupuy, « l’effectivité d’un recours doit être assurée tant en droit qu’en fait ». Contactée par Rue89, la magistrate, également membre de l’Union syndicale des magistrats administratifs (Usma), décrypte :

« Il ne s’agit pas seulement de respecter le droit théorique au recours juridictionnel mais de laisser une chance à celui-ci d’aboutir. Sinon, cela équivaut à une absence de recours dans les faits. »

Car si avec la nouvelle loi sur l’immigration du 16 juin 2011, les personnes placées en CRA peuvent déposer un recours en urgence devant le tribunal administratif pour contester la régularité de leur placement en rétention, rien dans le texte ne garantit qu’ils restent en France jusqu’à ce qu’ils aient pu voir un juge.

·                         
Les expulsions reprennent, « on ne sait pas pourquoi »

Laura Petersell, employée de la Cimade, association d’aide aux migrants intervenant au CRA de Bordeaux, ne comprend pas la logique de la préfecture bordelaise. Avant la jurisprudence du 20 mars, dit-elle, il était fréquent de voir des migrants se faire expulser avant que leur recours devant le tribunal administratif n’aboutisse.

Selon elle, après le 20 mars, la préfecture a cessé s’expulser les migrants avant que le recours soit examiné par le tribunal administratif, ce qui a permis à six personnes d’être relâchées. Elle poursuit :

« Mais à présent, cela recommence comme avant : la personne est expulsée avant de voir un juge. On ne sait pas pourquoi. »

Pour elle, cela montre « tout l’arbitraire » qui entoure la pratique des expulsions.

Interrogé par Rue89 sur ce point, le service de communication de la préfecture répond évasivement, sans établir de différence entre les migrants ayant déposé un recours devant le tribunal administratif et les autres :

« Les reconduites à la frontière des étrangers en situation irrégulière n’ont jamais cessé depuis le 20 mars 2012, que ce soit à partir du centre de rétention administratif de Bordeaux ou de celui de Toulouse, le plus fréquemment utilisé à l’époque. »

Malgré notre insistance pour clarifier cette citation très générale, la préfecture ne veut pas en dire plus :

« On n’ira pas plus loin sur le sujet. »
La préfecture campe sur ses positions

Hélène Thouy, l’avocate, tique sur un autre détail qui rejoint les interrogations de l’employée de la Cimade :

« Avant le 20 mars, tous les arrêts de placement en détention comportaient la mention suivante : “Le recours juridictionnel contre la décision de placement en rétention administrative ne suspend pas l’exécution de la mesure d’éloignement.” Elle a ensuite été retirée. Mais depuis peu, on ne s’est pas trop pourquoi, cette phrase a été remise. »

La préfecture invoque une maladresse :

« La phrase incriminée dans l’arrêté de placement en rétention est effectivement supprimée depuis l’arrêt de la cour administrative de Bordeaux du 20 mars 2012 et n’a réapparu sur le cas de M. Tibi qu’a l’occasion d’une erreur matérielle de la préfecture. »

Pour elle, cela n’a de toute façon eu aucune conséquence :

« Cette mention ou pas n’affecte en rien la validité de la procédure menée à son terme et dont le tribunal administratif de Bordeaux a confirmé la légalité. »

Hic : selon les documents que Rue89 s’est procurés, le tribunal administratif n’a en aucun cas confirmé la mise en rétention de l’expulsé. Au contraire, il l’annule justement car l’arrêté de mise en détention du Tunisien n’empêchait pas son expulsion.
Un goût de déjà-vu

Marie-Pierre Thouy, de l’Usma, se demande si la préfecture bordelaise ne profite pas de la torpeur estivale pour expulser illégalement en pensant que cela passera inaperçu.

Ce ne serait pas la première fois : l’an dernier, en août, la préfecture avaitoutrepassé la décision d’un juge des libertés et de la détention (JLD), qui avait ordonné la remise en liberté d’un Indien et l’avait expulsé incognito.

Six jours plus tard, c’était au tour de deux Soudanais d’être reconduits à la frontière avant même leur audience.

Malgré l’alternance présidentielle, le préfet Patrick Stefanini, considéré comme le penseur de la politique migratoire de Nicolas Sarkozy et proche de Brice Hortefeux, est toujours à son poste.

Contacté, le ministère de l’Intérieur n’a toujours pas répondu aux questions de Rue89.

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Lara JoVentre
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