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Lara JoVentre
12 septembre 2011

Pratiques illégales, contrôles au faciès, dépression: les aveux volés d’un chef de la police

Enquête

Source : http://www.mediapart.fr/journal/france/090911/pratiques-illegales-controles-au-facies-depression-les-aveux-voles-d-un-chef-d?page_article=4

10 SEPTEMBRE 2011 | PAR FABRICE ARFI

Toute la misère de la police résumée en une heure et vingt minutes. La doyenne des juges du tribunal de grande instance de Paris, Sylvie Zimmermann, a reçu, vendredi 9 septembre, la retranscription d'une conversation entre un brigadier-chef et un commandant de police du commissariat de Coulommiers (Seine-et-Marne) qui brosse un portrait dévasté de la police française. Elle révèle notamment plusieurs pratiques policières illégales liées à la « culture du résultat », imposée depuis dix ans par les ministres de l'intérieur successifs.

Par deux fois hôte de la place Beauvau cette dernière décennie (2002-2004 et 2005-2007), Nicolas Sarkozy est de ceux-là. Il a même été, dès 2002, le principal introducteur au sein de la culture policière d'une politique du chiffre acharnée, désormais omniprésente; et cette affaire le prouve, à l'origine de nombreuses dérives, voire illégalités.

L'échange entre les deux fonctionnaires de police, en présence d'un troisième, représentant syndical, a été enregistré clandestinement par l'un des participants (le brigadier-chef Thierry V.), alors en pleine procédure disciplinaire. Les faits remontent au 11 février 2011.

Cette conversation, dont Mediapart a obtenu la copie de la retranscription intégrale par huissier, a duré 82 minutes. Elle a été confiée à la justice en marge d'une procédure pour «harcèlement et discrimination» engagée par un autre policier en rupture avec sa hiérarchie, le commandant Philippe Pichon, célèbre pour son combat contre le très critiqué fichier STIC et cité dans l'enregistrement pirate – M. Pichon a été affecté ces dernières années au commissariat de Coulommiers, avant d'être évincé de la police.

Il affirme aujourd'hui avoir été l'objet d'une surveillance téléphonique «illégale» pour avoir participé à la divulgation dans la presse de deux fiches de police de personnalités, ainsi que l'arapporté vendredi soir l'Agence France-Presse (AFP). C'est dans ce contexte qu'il a versé à son dossier l'enregistrement de la conversation du 11 février 2011.

Les protagonistes de cet instantané de commissariat sont donc le brigadier-chef Thierry V., son chef de service, le commandant Jean-François M., et un syndicaliste, Alain M. Dans une attestation manuscrite du 20 juin 2011, également entre les mains de la juge Zimmermann, l'auteur de l'enregistrement pirate explique avoir surpris la conversation clandestinement «pour servir de preuve dans le cadre d'une procédure pour harcèlement moral que j'engage prochainement à l'encontre du commandant M. et du ministère de l'intérieur». Il affirme aussi être prêt à témoigner devant la justice, si besoin.

Ce qu'il s'est dit ce jour de février à Coulommiers est un matériau rare tant il agit, dans le secret d'une discussion vraie, directe et sans retenue entre fonctionnaires expérimentés, comme un révélateur des abîmes ordinaires de la police française. Sont aux prises un chef de service (le commandat M.), à la tête d'un commissariat d'un département peu réputé pour ses flambées de violence, et l'un de ses subordonnés (le brigadier-chef V.), en dépression et en délicatesse avec sa hiérarchie pour des écarts de langage liés, de son propre aveu, à la pression professionnelle.

Dès les premières minutes de leur discussion, le ton est donné. « Je vous le redis comme je l'ai dit au capitaine (...), moi, la politique du chiffre de merde, c'est de la merde », lance le brigadier à son supérieur. Qui réplique : « Je ne peux pas accepter ça, monsieur. »

«Je suis obligé de raconter des conneries au magistrat»
Evoquant la pression statistique qui pèse sur les policiers de terrain, à qui le pouvoir politique demande depuis des années de «faire du chiffre» au détriment d'un travail de fond, le brigadier insiste :«Comme je vous l'ai déjà dit (...), j'en ai marre de ses affaires de merde où il n'y a pas de motif de contrôle et où moi, après, je suis obligé de raconter des conneries au magistrat quand je l'ai au téléphone. Ça me gave. Voilà. Point.»

Au centre de la discussion entre les deux hommes – le troisième participant ne parle presque pas – se trouvent les « infractions révélées par l'action des services », ou IRAS, un outil statistique utilisé depuis une dizaine d'années pour faire gonfler les bons résultats de la lutte contre la délinquance. Les IRAS sont souvent qualifiées de «délit sans victime», car sans plaignant.

Comme l'expliquait en octobre 2009, dans la revue Plein Droit, le chercheur au CNRS Christian Mouhanna, spécialisé dans les questions policières,«les catégories "stupéfiants" et "étrangers" regroupent plus de trois quarts des délits classés IRAS». «Or, ces chiffres, poursuivait-il, sont surveillés de près par les chefs et les gestionnaires de la police. En effet, ils sont à leurs yeux particulièrement révélateurs de l'efficacité d'un commissariat, puisqu'ils ciblent les délits révélés par l'action des services. En d'autres termes, ils seraient des indicateurs précis de la performance des policiers d'un secteur. »

Christian Mouhanna ajoutait : « Par ailleurs, ces IRAS n'ont pas seulement une utilité par eux-mêmes. Ils s'intègrent dans le calcul global des taux de délinquance et d'élucidation, et ils sont très utiles pour les autorités. » Pour cause, avec les IRAS, les taux d'élucidation sont généralement de 100 % puisque, comme le rappelait un article du Figaro d'août 2009, « le délinquant est ici appréhendé en même temps que l'agent constate l'infraction ».Utile, en effet, pour muscler les statistiques.

Au cours de la conversation captée clandestinement au commissariat de Coulommiers par le dictaphone espion d'un policier, le commandant M. se décharge face à l'exaspération et le ras-le-bol de son interlocuteur : « Les IRAS, je ne les ai pas inventées. Ce n'est pas moi qui ai créé le concept, c'est le ministre de l'intérieur et c'est toujours une préoccupation majeure, même en 2011, en janvier, les consignes sont toujours les mêmes. Monsieur M. (le syndicaliste présent - NDLR) peut en témoigner, il fait la tournée des commissariats. Les IRAS sont une priorité : il faut en faire. Voilà, c'est tout. »

Et le couperet tombe, sec : « Alors, il y a deux solutions : ou on l'accepte et puis on rentre dans le moule, ou on ne l'accepte pas puis on en tire les conséquences. »

Le brigadier-chef embraye. « Je vous promets que cette logique des IRAS, elle pousse les gens à bout », implore-t-il.

«Je ne suis pas fier»
Son supérieur approuve : « Il y a une logique des IRAS. Ça pousse les effectifs de police à faire n'importe quoi. J'en suis le premier conscient. Je ne suis pas fier quand je vois qu'on ramène ici (au commissariat - NDLR) des gens avec un cutter et quand on gratte un peu, bah, en fait, c'est un ouvrier qui rentre de son chantier et qu'il a gardé le cutter dans le bleu du pantalon. Je ne suis pas fier de ça. »

Il poursuit : « Je ne suis pas fier non plus quand on va ramasser des IRAS, des ILE ("infractions à la législation sur les étrangers", des sans-papiers, en somme - NDLR) à la pelle à la gare, pourquoi ? Alors, certes, ils sont en séjour irrégulier ces gens-là. Mais c'est pas eux qui emmerdent le monde ! C'est pas eux qui causent des troubles à l'ordre public ! C'est des gens qui vont sur un chantier ou qui reviennent d'un chantier ! Ils bossent ! Ils bossent pour faire vivre leur famille ! Et nous, on va les faire chier ! On les emmène ici, on les fout en garde à vue et, avec un peu de malchance, pour eux, on les emmène au CRA (centre de rétention administrative - NDLR) et ils sont expulsés. Je ne suis pas fier. »

« Et pendant qu'on fait ça, continue le chef policier, effectivement, pendant qu'on arrête les ILE et les ports d'armes à dix balles, on ne fait pas autre chose. Et on n'occupe pas la voie publique pour lutter plus efficacement contre les cambriolages. Et Dieu sait si ça a augmenté en 2011, ici, les vols de véhicules, les dégradations et tout ça. »

« Mais qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse ? Si je ne suis pas d'accord, comme dit l'autre, je m'en vais ! Je vais faire autre chose », observe, désabusé, le commandant de police.

S'ensuivent des échanges entre le commandant et son subordonné durant lesquels ce dernier indique devoir parfois commettre des illégalités pour satisfaire les exigences statistiques de la maison police. « Mais je suis désolé ! Avec ce système pervers des IRAS, on ne peut pas faire autrement ! On ne peut pas !, s'emporte le commandant. Et en plus, moi, j'ai fait les stups pendant vingt ans avant de venir à Melun. Si, de temps en temps, vous ne mettez pas un pied à côté, vous ne faites aucune affaire, ou quasiment aucune. » L'aveu est cinglant et on ne peut plus embarrassant pour l'institution policière.

Le brigadier explique ensuite que, s'il a la certitude d'être couvert par sa hiérarchie en cas de pratiques frôlant l'illégalité, « il n'y a aucun problème ». « Moi, si je peux sortir un papier, voilà, ordre du commandant M., ou du capitaine M., ou de madame B. ou de Brice Hortefeux (à l'époque ministre de l'intérieur - NDLR) ou de qui vous voulez, moi y a aucun problème : moi, on m'a dit, moi, je fais ».

Son supérieur, pas fou, lui rétorque : « Vous savez bien que moi, je ne ferai jamais un ordre écrit comme ça, vous savez bien que la directrice départementale ne fera jamais un ordre écrit comme ça et que le ministre jamais ! Le ministre, quand il y a quelque chose qui ne va pas : "Ah, attention, je suis le garant du bon fonctionnement des institutions, donc ce fonctionnaire a péché, il doit payer". Et voilà, comment ça se passe. » Le commandant félicite alors son interlocuteur de vouloir être dans « le strict respect de la légalité ».

«Oh, non ce n'est pas toujours légal !»
Puis la question du contrôle des sans-papiers revient, obsédante, comme un écho aux crispations de l'Etat-Sarkozy sur les étrangers.«Oh, non ce n'est pas toujours légal !, lâche le commandant de Coulommiers. Quand vous avez cinquante personnes qui passent, qu'il y a trois blacks, qu'on contrôle les trois blacks et qu'on laisse passer les quarante-sept blancs, ça amène d'ailleurs certains blancs à dire : "Attendez, pourquoi vous les contrôlez, eux et pas nous ?" Et les blacks vont nous dire : "Attendez, vous ne contrôlez que nous et jamais eux !" C'est une réalité !»

Il enchaîne : « On va tomber sur des fonctionnaires qui cogitent un peu, qui disent : "Bon, on va donner le change : les trois blacks, on les a dans le collimateur. On va faire trois blancs aussi, comme ça, voilà, y a parité, et puis on ne viendra pas nous le reprocher."Mais tout fonctionne comme ça ! » 

Après des échanges portant sur des problèmes d'alcoolisme au commissariat, le brigadier-chef Thierry V. aborde la question des vols de détenus, par des policiers... « Quand je suis arrivé au tout début ici, commandant, juste pour illustrer quelque chose, je vous avais expliqué qu'il y avait des détenus qui disaient : "Ouais, on m'a piqué ça dans ma fouille." Alors, au début, je disais : "Tu la fermes !". Encore un qui veut faire chier les collègues. Une fois, deux fois, trois fois, vingt fois... Je l'ai dit, je l'ai redit, je l'ai re-redit (...) Je n'ai pas le souvenir d'avoir entendu qu'une enquête disciplinaire ou une procédure quelconque ait été ouverte», s'alarme le policier. 

Qui continue sa charge : « Parce que là aussi, j'ai pris sur moi, mais le mec au procès, s'il a envie de dire : "Attendez, je ne comprends pas. OK, j'avais vingt grammes de shit ! Ok, j'ai volé de l'argent ! Ok, j'ai fait ceci ! Mais je précise que quand j'étais dans les locaux du commissariat, pendant la nuit, voilà ce qu'il s'est passé ! Je l'ai déclaré à l'officier, au fonctionnaire qui m'a entendu. Il n'a pas voulu le mettre sur procès-verbal". Et le jour où ça arrive, on va me demander des comptes. » 

Les deux hommes évoquent ensuite le cas du commandant Philippe Pichon, ancien gradé du commissariat de Coulommiers, célèbre pour avoir dénoncé les dérives du fichier STIC et auteur de livres dérangeants pour l'institution policière, comme Journal d'un flic(Flammarion) ou Une mémoire policière sale (Jean-Claude Gawsewitch éditeur).

« Sachez, pour votre info, (...) que le commandant Pichon est mon ennemi personnel. (...) Si, au mois de septembre, j'avais rencontré le commandant Pichon dans la rue, dans une rue de Coulommiers, je lui aurais foutu mon poing dans la gueule ! J'aurais pu me retrouver en garde à vue pour violences volontaires, mais je l'aurais fait avec un plaisir que vous ne pouvez pas soupçonner !», s'enflamme le commandant M.

Petit à petit, la conversation s'effrite. Le commandant donne un conseil à son subordonné. Les motifs d'espoir sont maigres : «Je peux comprendre qu'à un moment donné, vous en ayez marre, c'est clair. Hein, moi, je vous garantis, je fais des efforts pour ne pas désespérer ici. Et je me tais (...) Hop, je me tais et je prends ma voiture, je vais en forêt, je gueule un coup en forêt et je reviens (...) Il est clair que la sécurité publique ne changera pas, la politique qu'on nous fait appliquer, elle ne changera pas.»

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